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Argumentaire

Mémoires des passés coloniaux : perspectives sur un phénomène global du temps présent

Au cours des dernières décennies, les questions mémorielles se sont multipliées à travers le monde. De la Shoah aux dictatures latino-américaines, des génocides aux premières colonisations et à l’esclavage, des guerres mondiales à la décolonisation, différents moments de l’histoire ont ainsi été objet de débats, de nouvelles pratiques et de réflexions concernant le souvenir, l’anamnèse et l’oubli au sein d’un phénomène de « mondialisation de la mémoire ». Il s’agit d’une mémoire rendue publique à travers laquelle différents acteurs cherchent à faire reconnaitre leurs revendications pour, ensuite, les transformer en politiques mémorielles.  Or, cette forme de mémoire est devenue une valeur cardinale pour les démocraties contemporaines.

S’il est pertinent d’interroger le phénomène mémoriel dans sa dimension globale, il est aussi intéressant de comprendre comment les différentes mobilisations et politiques mémorielles ont circulé entre des espaces et des contextes historiques variés. De surcroît, des travaux ont montré qu’il n’existe pas une seule matrice de mémoire, mais une concomitance et des influences « multidirectionnelles » entre différentes mémoires dans un cadre national ou transnational. L’articulation entre les mémoires de la Shoah et des décolonisations et du post-esclavage en est un exemple, dont l’étude a également remis en cause la notion courante de « mémoires concurrentielles ».

L’objet de ce colloque est d’interroger la spécificité des mémoires de passés coloniaux liés à des contextes divers et leurs circulations. Il s’agira notamment de comprendre quels processus sociaux et politiques sont à l’origine de ces constructions mémorielles, quels en sont les vecteurs et les entrepreneurs de mémoire, en prêtant également attention aux “régimes mémoriels”, à savoir, aux mécanismes destinés à instituer du sens au passé dans l’espace social.

Que ce soit dans le cadre de la colonisation des Amériques, de l’Afrique ou de l’Asie, de l’esclavage ou des guerres de libération, les mémoires dites anticoloniales, ou plus récemment postcoloniales, se trouvent au cœur de revendications politiques et sociales multiples qu’il s’agit de décloisonner. Une des spécificités de ces mémoires semble être le surgissement du statut de « victimes ancestrales » de la part d’acteurs sociaux qui cherchent une reconnaissance, voire exigent à ce titre réparation. Cette conception va de pair avec la formulation des politiques mémorielles qui repose sur la lecture de ces passés comme des réalités traumatiques, appelant à une gestion publique de ces mêmes passés, voire à une guérison sociale à travers l’action des pouvoirs publics. Partant, deux questions sous-jacentes peuvent se poser : que signifie se remémorer un passé parfois situé dans des temps très éloignés de la période contemporaine ? Et pourquoi ces remémorations soulèvent-elles aujourd’hui des controverses particulièrement vives dans l’espace public ? 

Par ailleurs, s’impose de nos jours pour ces passés coloniaux la question du pardon et des réparations. Récemment en effet, plusieurs pays européens ont présenté des excuses historiques tandis que, de leur côté, d’anciens pays colonisés ont exigé des excuses et des mesures de réparations. À partir de l’observation de ce double mouvement contemporain qui réfute la possibilité d’une réparation sociale par l’oubli, la question peut se poser de savoir pourquoi nous sommes conduits à penser que les passés coloniaux constituent des crimes qu’il faut pardonner et/ou réparer au temps présent. Cette interrogation peut être complétée par la suivante : quelles formes prennent ces demandes et actes de pardon/réparations selon qu’il s’agit de passés coloniaux plus ou moins lointains ? 

De même, il est également nécessaire d’évoquer un élément structurant : les demandes de patrimonialisation liées aux passés coloniaux. Dans le champ des études patrimoniales, la recherche est passée depuis une trentaine d’années de l’étude du patrimoine à celle de la patrimonialisation, entendue comme le processus par lequel un collectif reconnaît le statut patrimonial à des objets matériels et immatériels avec une obligation de sauvegarde et de transmission, mais également de restitutions pour d’anciens pays colonisés. Le patrimoine, tel qu’il est conçu aujourd’hui, est devenu un outil d’acquisition des droits inaliénables. Il s’agit donc de reconstituer, dans le temps et dans l’espace, quels sont les acteurs, les motivations et les processus sociaux qui conduisent aux processus de patrimonialisation liés aux passés coloniaux et à l’esclavage.

En définitive, les enjeux soulevés par les mémoires des passés coloniaux et de l’esclavage sont également liés aux questions de la construction des identités (locales, régionales, nationales). Dans ce cadre, les récits sur les identités de groupe convoquent la mémoire comme une forme de narration plus sensible à la souffrance (récente et historique), tout en renvoyant à des visions souvent très homogènes, voire simplificatrices, de passés imaginés. 

L’étude connectée de ces problématiques dépasse le cadre de la simple analyse des instrumentalisations du passé. Elle soulève également des interrogations relatives aux différentes épistémologies mobilisées et pose la question des limites des transferts d’interprétation d’expériences historiques a priori non comparables. Plus avant, la naissance, l’essor et les usages des politiques mémorielles concernant les différents passés coloniaux devront être interrogés. De la même manière, il est nécessaire problématiser l’effet parfois limité d’un des principaux objectifs qui se donnent les promoteurs des politiques mémorielles : former des citoyens plus tolérants en s’appuyant sur des rappels au passé qui s’inscrivent dans des politiques de prévention. 

A partir des communications inédites et empiriquement fondées, ce colloque veut être  l’occasion d’échanger et de clarifier la notion de “mémoire(s)” devenue aujourd’hui particulièrement polysémique avec un champ d’étude des Memory Studies qui s’est considérablement étoffé au niveau international dans une approche inter/transdisciplinaire. L’enjeu est néanmoins également disciplinaire, car cette notion est encore trop souvent appréhendée, dans la discipline historienne, dans une stricte opposition particulièrement réductrice et inopérante entre histoire et mémoire. Une telle opposition a pour effet, d’une part, de produire une délégitimation de l'enquête historienne sur cet objet d’étude se manifestant notamment par une faiblesse institutionnelle de ce champ de recherche, et, d’autre, part de nourrir une certaine confusion, en impliquant un autre registre qui est celui du rôle social de l’historien.ne intervenant en tant qu’expert.e sur un objet “mémoire” statué en problème public, comme nous l’avons vu récemment pour la guerre d’Algérie. 

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